Accueil
videRECHERCHE
vide
vide
vide
f hd
bg bd
Vivre et habiter à Saint-Sauveur
au coeur du XXe siècle

Modes d'expression d'une culture urbaine dans un quartier populaire de Québec

Projet de doctorat
Dale Gilbert, histoire, Université Laval
(Doctorat terminé en 2011)

vide
vide

Les historiens s'intéressant au quotidien en milieu populaire urbain ont livré plusieurs constats lrargement patagés. Au Québec, ces derniers concernent surtout des stratégies familiales complexes où, par exemple, la mère de famille tient un rôle fondamental et où les réseaux de sociabilités avec la famille élargie et le voisinage sont touffus, et un enracinement profond au lieu dans lequel on vit. Ces éléments témoignent selon l'historiographie de l'existence d'une culture populaire urbaine s'exprimant par des comportements, des valeurs, des formes d'organisation sociale et un rapport au territoire construit relativement homogènes.

Les groupes humains se déploient pourtant dans des milieux différenciés. L'espace vécu est investi, apprivoisé, approprié, voire « territorialisé ». À chaque quartier populaire correspondent ainsi des manières de vivre au quotidien, des modes d'expression de cette culture qui lui sont propres, mais qui ne sont pas immuables, car ils sont soumis au constant mouvement de la structure qui les englobe et dont leur développement dépend en grande partie, soit la ville.

Cette thèse a pour objectif d'aller au-delà des constats établis en analysant certains modes d'expression de la culture populaire urbaine québécoise dans un quartier de la basse-ville de Québec, Saint-Sauveur, et en inscrivant cette « histoire dans la ville » dans la trame plus large de l' « histoire de la ville », plus précisément la période de mutations urbaines du milieu du vingtième siècle. Quelles sont les pratiques du quotidien et les dynamiques identitaires qui en découlent et comment s'incarnent-elles dans l'espace? Que signifie pour les citadins vivre et habiter en milieu populaire, mais aussi dans un milieu urbain en changements entre 1930 et 1980?

1 - Orientations théoriques

Le quotidien en milieu urbain et le quartier en tant qu'objet d'étude constituent les assises de notre réflexion théorique. Nos questionnements se prêtent également à une ouverture sur plusieurs champs disciplinaires offrant, par leurs cadres conceptuels et méthodologiques, un éclairage pertinent qui se révèle incontournable.

1.1 - Vivre en ville : perspectives historiques et sociologiques

Dans la compréhension des liens entre la vie quotidienne et les changements sociaux, la famille joue un rôle central selon Hareven parce que c'est en son sein qu'ils se vivent et qu'elle constitue la courroie entre les individus, les institutions et ces changements. Les historiens l'ont en effet appréhendée à travers les aléas du quotidien et l'ont confrontée aux changements socio-économiques. Les stratégies familiales, qui concernent généralement des indicateurs originaux de l'évolution des conditions de vie comme le mariage, la maternité, l'économie familiale, la consommation, l'habitation et les sociabilités, se sont révélées d'une grande utilité pour analyser les continuités et les adaptations face à ces transformations, d'autant plus que plusieurs de ces indicateurs nourrissent un attachement à l'espace vécu.

Certains historiens conclurent d'abord que l'urbanisation et l'industrialisation au tournant au vingtième siècle, en entraînant l'apparition d'institutions pouvant venir en aide aux familles, menèrent à leur nucléarisation, c'est-à-dire au déclin des solidarités familiales et de voisinage. Des sociologues comme Wirth annoncèrent ainsi la mort des communautés locales. En réaction, des chercheurs des deux disciplines révélèrent plutôt le caractère actif des familles face aux mutations en cours et le maintien de forts liens de solidarité avec les voisins et la famille élargie.

Outre cette période charnière, l'étalement urbain, la spécialisation des activités urbaines et l'accroissement indéniable de la mobilité socio-professionnelle du milieu du vingtième siècle ont également constitué une force de changement social majeure sur la vie quotidienne des citadins. Les historiens québécois ont abordé les impacts politiques, économiques et urbanistiques de ces transformations des années 1950 à 1980. Ils se concentrèrent peu sur les pratiques du quotidien, sur leurs possibles modifications et sur les dynamiques identitaires qui en découlaient, mais révélèrent l'utilité potentielle d'une telle approche pour aborder ce passé proche dans la suite de leurs analyses socio-démographiques. Les historiens se penchant sur le quotidien ont rarement franchi les années suivant la Deuxième Guerre mondiale. Ce thème durant cette période fut essentiellement l'apanage de sociologues se divisant en deux écoles de pensée, l'une soutenant la déclin de la sphère locale, comme le quartier, en tant qu'espace social significatif en raison d'une mobilité et d'échanges accrus, l'autre réactualisant sa pertinence par la démonstration de l'élaboration de nouveaux types de liens sociaux producteurs de sens et de la présence de communautés « préservées » ayant résisté aux chantiers de rénovation et à l'éclatement du tissu urbain.

Le quotidien, par le partage d'expériences similaires et par l'action collective communautaire sur une période plus ou moins longue, peut créer un sentiment d'appartenance au milieu où il se vit. Ceci correspond à la notion d' « habitus » de Bourdieu. L'étude de la formation des identités urbaines fut pourtant davantage axée en histoire québécoise sur le genre, le groupe ethnique, la confession religieuse ou encore la mouvance politique. Dans l'optique où il « …l[è]v[e] le voile sur une facette plus subjective de la manière dont les individus occupent et s'approprient l'espace urbain, tout en préservant une vision moins monolithique des groupes sociaux », le rapport à l'espace vécu est essentiel à la compréhension des modes de vie. Les paramètres de cet espace vécu doivent par contre être abordés avec prudence.

1.2 - Le cadre du quartier

Le quartier est un territoire d'interventions publiques délimité et un découpage administratif plus ou moins homogène du territoire urbain qu'on peut qualifier de « construit ». Il est une part distincte du tout qu'est la ville, une « unité socio-spatiale différenciée » qui a un nom et une histoire permettant au citadin de se démarquer par son identification à ce lieu. La notion de quartier demeure néanmoins complexe. Investi différemment par chaque résidant, il représente une réalité physique et un ensemble de symboles propres à chacun. Le quartier est ainsi une « figure à géométrie variable » pouvant correspondre au pâté de maison, à la paroisse ou au secteur regroupant domicile et travail. Il est donc important d'être sensible à ce que représente et signifie le quartier « vécu » et « perçu ». Nonobstant les différents visages du concept, le cadre du quartier est essentiel à l'analyse du quotidien, car ce dernier se déploie essentiellement à l'échelle locale, entre le voisinage et la ville. Comme le remarque Jacquemet, comment aborder efficacement les comportements et les attitudes des citadins si le chercheur ne les aborde pas en relation avec les milieux dans lesquels ils se déroulent?

En histoire et en aménagement du territoire québécois, le quartier fut essentiellement circonscrit à son aspect « construit » en tant qu'outil méthodologique, c'est-à-dire comme cadre d'échantillonnage pour l'analyse des conditions socio-économiques ou du développement urbain sur des périodes plus ou moins longues. La dimension du quartier « vécu » et « perçu » fut évacuée au désavantage d'une compréhension poussée des modes de vie urbains, de leur spatialisation et de leur évolution au fil des transformations du tissu de la ville.

Les historiens Garden et Lüdtke ont pourtant souligné le potentiel d'une telle approche du quotidien et ont défini deux axes de recherche : la pratique d'usages similaires sur un territoire (travail, consommation, loisirs, etc.) et la conscience d'une identité propre née de ces pratiques créatrices de solidarités et d'appartenance. Ces deux axes sont non seulement influencés par le portrait socio-démographique des résidants, largement documenté par l'historiographie, mais aussi par les pratiques sociales et culturelles de ces individus, par le paysage urbain (structure du bâti, parcs, axes de communication) et par les institutions du quartier dévoilant une spécialisation des activités et des fonctions. Ces variables demeurent à explorer, tout comme leur interaction.

Des modes d'expression distincts d'une culture populaire sur un territoire donné pendant un laps de temps relativement long donnent à des secteurs de la ville différents visages. Prost soutient toutefois que c'est la structure du bâti et l'habitat disponible qui, en créant une ségrégation de l'espace urbain, ont le plus de poids dans la formation et l'évolution d'un quartier populaire. Nous croyons plutôt en un équilibre entre ces deux lignes de force, qui s'alimentent l'une à l'autre. En effet, la répétition de même gestes et le partage de conditions de vie similaires ont autant d'effets sur la caractérisation d'un quartier populaire que la structure du tissu urbain. La modification de ce dernier ne vient pas nécessairement briser le visage du quartier. Par exemple, un quartier populaire soumis à la rénovation urbaine dans une optique de développement commercial, mais où la population, stoïque, se bat pour préserver son espace et ses habitudes de vie, ne verrait pas son caractère être bouleversé pour autant, car cette lutte pourrait contribuer à enraciner encore plus fortement les identités. Encore ici, l'importance de saisir les expériences personnelles des citadins se fait sentir pour la compréhension de l'articulation entre le quotidien et son espace.

1.3 - Les pratiques du quartier

La réflexion de Garden et de Lüdtke trouve écho en sociologie urbaine, où le quartier en tant qu'espace vécu est théorisé. Cette branche soutient que le quotidien doit être inscrit dans ses configurations spatiales, car elles sont déterminantes dans les habitudes de vie. Les manières d'habiter et de vivre en ville furent définies par le concept de « pratiques du quartier ». Ces dernières se traduisent en comportements, comme habiter, travailler, cuisiner, s'habiller, consommer, se divertir, s'entraider, se promener, échanger avec les voisins, etc., et en trajectoires, quotidiennes et hebdomadaires caractérisant ces comportements. La non-fréquentation de commerces, de services ou de lieux et les trajectoires sortant du périmètre du quartier, révélatrices de relations entre les secteurs de la ville, sont tout aussi significatives des pratiques du quartier et sont prises en compte dans ce schème. Ces dernières englobent également les « bénéfices symboliques escomptés » comme la reconnaissance ou l'intégration par le respect de normes qui leur sont reliées. Investi et personnalisé par ces pratiques, le quartier devient au fil du temps une partie intégrante de l'espace personnel de l'individu, « … presque assimilable à une extension de la maison ». D'espace public et anonyme comme le reste de la ville, il devient alors un espace « privé » dans lequel on se sait reconnu.

Les pratiques du quartier décloisonnent les axes de recherche utilisés en histoire en les éclairant sous le jour de leurs configurations spatiales et forment des éléments stimulants et originaux tout indiqués pour cerner les modes d'expression d'une culture populaire urbaine, d'autant plus qu'une nébuleuse identitaire leur est étroitement reliée.

Dans le creuset des pratiques du quartier se forgent des identités. Énoncé précédemment, le quartier « construit » est un vecteur d'identification. L'appropriation de l'espace de vie et la conscience de conditions de vie similaires peut aussi produire un sentiment d'« entre-nous » sécurisant et empreint de solidarité. Mais il n'y a pas que ces seules identités qui puissent être reliées au quartier. Chaque citoyen développe en effet un rapport personnel et unique à l'espace vécu, rapport construit par différents facteurs.

Ces dynamiques identitaires se perçoivent tout d'abord par la représentation de l'espace que le quartier occupe chez un individu (limites, secteurs, points de repère, etc.). Elles se lisent aussi par la fréquentation des « hauts lieux » de la vie dans le quartier, par l'utilisation de services (places, magasins, cafés, cours, parcs, etc.) et par le folklore urbain (foires, fêtes religieuses, de quartier, etc.). Elles peuvent par ailleurs s'incarner dans la non-appartenance ou l'opposition à un autre secteur de la ville, souvent réalisée par les gens défavorisés selon Piolle, ou dans la complémentarité de son quartier avec un autre. Cette complémentarité se personnifie dans les quartiers dits « de passage », où les individus se rendent pour des motifs précis, comme le travail ou les loisirs. Il semble ainsi nécessaire de voir les références des habitants d'un quartier aux autres secteurs de la ville (centre-ville, quartiers populaires, quartiers aisés, banlieue).

Ces deux axes de recherche, soit les pratiques du quartier et les identités qui en découlent, sont soumis à l'influence plus ou moins forte de trois échelles contextuelles : celle de l'individu et de sa famille (genre, âge, origine familiale et statut social), celle de la trame évolutive du quartier et de la ville et celle du contexte socio-économique québécois à plus large échelle. Les mutations urbaines, notamment, en provoquant une modification des relations entre l'individu et son environnement, peuvent disloquer son espace communautaire et relationnel à divers degrés. Les pratiques et les identités sont aussi influencées par une série de codes réunis sous l'appellation sociologique de « loi de convenance ». Cette « convention collective tacite » est en fait le code de vie non-écrit d'un quartier, fait de rites et de normes implantés depuis longtemps et suivis par tous. Elle s'exprime par le « quoi dire », à qui le dire et quand le dire, par la fréquentation ou non de certains lieux selon son statut, par une fidélité à des commerçants ou autres services, etc. Faire défaut à la loi de convenance vaudra à un individu d'être victime d'une exclusion plus ou moins prononcée, d'une indifférence affectée ou même d'un rejet. L'identification des normes est utile, car elles ont une forte influence sur les pratiques du quartier et produisent une séparation « nous/eux ». De plus, le souci de respecter les normes cimente le sentiment d'appartenance.

L'étude des pratiques du quartier en milieu québécois en plein cœur du vingtième siècle ne peut finalement pas s'effectuer sans prendre en compte le cadre paroissial, qui a structuré la vie locale jusque dans les années 1970, l'Église catholique étant profondément impliquée dans les associations locales, les fêtes, l'assistance sociale, l'éducation et la santé. Un nombre considérable d'études sur le quotidien et de monographies paroissiales atteste sa place cardinale dans la vie urbaine. Pour certaines générations, la paroisse, haut-lieu de sociabilités et vecteur d'appartenance, représente l'essentiel de ce qu'elles qualifient de quartier, comme l'étude de Després et Larochelle le démontre. Les spécificités paroissiales, si modestes soient-elles, jouent donc un rôle dans la caractérisation des pratiques du quotidien.

2. Problématique

À partir des années 1950 globalement, les mutations de l'espace urbain créent une spécialisation accrue de ses secteurs. Ce processus est surtout ressenti dans les vieux quartiers centraux. Ces milieux caractérisés par une pluralité de fonctions font face à une migration des activités commerciales et industrielles vers les périphéries et les banlieues. Un meilleur accès au crédit, variable majeure dans la hausse de la mobilité, une détérioration du bâti dans les quartiers centraux et une stagnation économique de ces milieux poussent bon nombre de ménages à s'installer dans les nouvelles banlieues. Il en résulte dans ces quartiers anciens une recomposition des populations et des modes de vie.

De nombreuses études ont analysé l'évolution de la structure des populations et du bâti résultant des transformations urbaines québécoises du milieu du vingtième siècle. À Québec notamment, les chercheurs font état de l'accroissement du fossé socio-économique entre le centre et la périphérie/banlieue, de l'appauvrissement marqué des quartiers centraux, à forte majorité composés de familles à faible ou moyen revenus, et du mauvais état des espaces résidentiels. Ils s'appuient sur des données statistiques sérielles et des archives qualitatives offrant la perception d'acteurs locaux, comme les curés par exemple. Pour les années 1960 à 1980, le cœur de la ville est ainsi dépeint comme un espace morne, « défiguré » et vieillissant, marqué par l'exode des jeunes, un déclin démographique et de grands chantiers de rénovation urbaine. Alors que c'est par les expériences des populations concernées, leurs probables stratégies d'adaptation et leurs perceptions des mutations qu'il est possible de comprendre finement l'impact des mutations urbaines sur la vie quotidienne des citadins, la plupart des approches adoptées en font abstraction. Il semble donc utile et pertinent de combler cet élément majeur de l'histoire sociale et urbaine québécoise en se penchant sur un milieu populaire de la ville de Québec.

L'articulation complexe entre le quartier « construit », « vécu » et « perçu » est particulièrement perceptible à Saint-Sauveur. Ce quartier se définit essentiellement par un caractère résidentiel et par une population d'origine modeste. Le territoire qu'il recouvre renferme plusieurs noyaux de peuplement et trois anciennes municipalités, dont deux ayant donné naissance à plusieurs paroisses, et ses frontières sont plus ou moins marquées. Sous un visage homogène se sont donc déployées plusieurs identités. Ce quartier à l'histoire « anonyme » abrita commerces et industries, mais il demeura majoritairement résidentiel, bon nombre de ses résidants travaillant à l'extérieur de ses limites. Saint-Sauveur, bien que central, constitue donc une « banlieue intrapolis» et ne peut être associé au cœur commercial ou industriel que représentent le Vieux-Québec et Saint-Roch. Même si son peuplement s'amorça au dix-septième siècle, son développement ne prit réellement son envol qu'à partir de son incorporation à Québec en 1889 et surtout au début du XXe siècle avec l'industrialisation de l'ouest de son territoire et avec l'annexion de Saint-Malo et de Petite-Rivière, qui furent alors associées au Saint-Sauveur administratif. Finalement, il fut moins touché par la rénovation urbaine que Saint-Roch et moins affecté par le phénomène de gentrification que connut Saint-Jean-Baptiste durant les décennies 1960 et 1970.

Ainsi, quelles sont les pratiques du quartier à Saint-Sauveur entre 1930 et 1980? En filigrane de ces pratiques, quelles dynamiques identitaires s'élaborent? Afin d'y analyser les continuités et les changements, il est primordial d'identifier les pratiques les plus significatives pour la vie dans le quartier et le rapport à l'espace vécu, celles dont la modification ou la disparition ont le plus d'impact sur les gens et les différences notables selon l'âge, le genre, l'origine familiale ou encore le statut social. Comment s'articule le quartier « vécu » au fil des transformations du tissu humain et urbain de la capitale? Que représente Saint-Sauveur pour ses résidants? La périodisation choisie, de 1930 à 1980 environ, est à la fois liée à cette période de l'histoire du quartier et de la ville marquée par des changements significatifs et à une question méthodologique.

Cinq champs de pratiques représentatifs des manières de vivre et des trajectoires quotidiennes, hebdomadaires et à plus long terme ont été sélectionnés. Il s'agit d'habiter, de travailler, de consommer, de se divertir et de s'entraider. Les pratiques sont mises en contexte à trois niveaux, soit celui de la personne et de sa famille, celui du quartier Saint-Sauveur et de la ville de Québec et celui du contexte socio-économique québécois à plus large échelle. De même, nous portons une attention particulière aux codes de vie formant une éventuelle « loi de convenance » et au rapport quartier/paroisse. La nébuleuse identitaire, quant à elle, est appréhendée à travers les perceptions et les représentations attestant l'attachement, l'indifférence ou encore le rejet reliées aux transformations des champs de pratiques et de l'espace vécu.

Il existe certes un danger de chercher à expliquer le social par le spatial. Nous en sommes conscients et c'est pourquoi nous ne cherchons pas à démontrer que la structure du lieu vécu a, seule, influencé la vie des gens, bien qu'elle ait un effet, mais plutôt à analyser les relations entre ces deux sphères à travers la trame du changement social.

Les particularités de Saint-Sauveur et les résultats d'entrevues exploratoires nous amènent à supposer que des pratiques du quartier relativement excentrées et des identités multiples basées sur la paroisse ou sur une des municipalités ayant déjà existé sur ce territoire auraient fait en sorte que les mutations urbaines n'auraient pas produit de bouleversements significatifs dans l'expérience et l'espace du quartier « vécu ».

3. Orientations méthodologiques

La démarche méthodologique s'engage principalement dans la voie historique, et plus particulièrement celle du passé proche, mais aussi dans les sentiers de la sociologie et de l'ethnologie. Sa mise en œuvre est basée sur une enquête orale avec des résidants du quartier Saint-Sauveur. Les sources écrites ayant un potentiel limité pour documenter les deux axes de recherche, notamment en ce qui a trait aux habitudes de vie des gens et aux trajectoires et perceptions qui leur sont reliées, l'utilisation de l'enquête orale se révèle fondamentale. Ce type de démarche est couramment utilisé pour des projets similaires axés sur les manières de vivre et le quotidien, et ce autant en histoire qu'en sociologie, en anthropologie ou en ethnologie.

Les sources orales sont un outil majeur en histoire sociale, car elles permettent de construire une histoire plus réaliste et plus juste des milieux populaires. L'utilisation de l'expression « construire une histoire » n'est pas naïve, car certains critiques soutiennent que l'enquête orale fait seulement revivre le passé, sans l'expliquer. Pourtant, comme Hareven l'exprime, « … oral history is not strictly a means for retrieving information but rather a process for generating knowledge ». En effet, nous ne cherchons pas seulement à illustrer le quotidien à Saint-Sauveur, mais aussi à l'inscrire dans la trame du changement social, d'autant plus qu'il n'y a pas que les processus socio-économiques qui influencent le quotidien; l'inverse est aussi vrai. Les manières de vivre, même à l'échelle d'un quartier, peuvent avoir un effet local sur ces processus. L'analyse de cette dynamique passe par l'enquête orale, qui, seule, permet de déterminer l'existence de cette influence et d'exprimer réellement le vécu des gens.

Cette thèse met à profit une vingtaine (20-30) d'entretiens. Nous respectons les principes de sélection de Bertaux tout en appliquant des critères de recrutement précis. Les facteurs ayant une influence sur les pratiques du quartier, énoncés précédemment, ont régi le choix de ces critères. Ainsi, nous faisons appel à des informateurs des deux sexes. Des statuts variés sont aussi recherchés : propriétaire et locataire, modeste et relativement aisé, etc. Cerner une évolution sur un demi-siècle requiert de comparer deux générations. L'enquête dispose donc de deux cohortes, l'une née dans les années 1920 et l'autre née dans les années 1940. Nous ne recherchons pas deux cohortes à tout prix identiques numériquement, car un léger décalage n'a pas d'impact fondamental sur l'analyse et nous sommes conscients de l'urgence de recueillir les témoignages des citoyens les plus âgés. De plus, ces derniers ont connu l'ensemble de la période étudiée. En raison de ces conditions, l'analyse ne peut remonter plus loin qu'environ 1930. L'enquête orale cible en dernier lieu des gens ayant habité pendant la majeure partie de leur vie dans le quartier, peu importe la paroisse. Ils peuvent l'avoir quitté, puis y être revenus. Ce critère est indispensable pour comprendre l'évolution des pratiques du quotidien et des dynamiques de l'attachement au lieu vécu à Saint-Sauveur.

Nous suivons les principes de l'enquête sociologique, qui prend en compte les non-dits, les redites et les informations erronées répétées chez plusieurs informateurs, afin de réaliser une analyse fine et sensible des pratiques, mais surtout des normes et des identités. Étant conscient des limites de l'enquête orale, tout est mis en œuvre pour les atténuer, autant dans la définition précise des critères de recrutement, dans le recrutement lui-même et les conditions des entretiens que dans le choix de sources secondaires, riches et fiables.

Bien que guidé par une volonté de respecter le portrait général de la population au cours de la période étudiée, il est impossible de disposer d'une représentativité statistique à toute épreuve. Néanmoins, une bonne connaissance des populations successives du quartier et de ses constituantes permet, outre une contextualisation de l'analyse, d'être conscient de la teneur de l'échantillon d'informateurs, c'est-à-dire de la sur ou de la sous-représentation de chaque variable. Nous élaborons présentement un tel portrait par la saisie des données des recensements canadiens ventilées par secteur de recensement pour les années 1951, 1961, 1971 et 1981. Ceux des années 1931 et 1941 n'étant pas suffisamment détaillés, nous utiliserons un échantillon représentatif des rôles annuels d'évaluation municipaux.

Il n'est pas question ici de réaliser une histoire synthèse du quartier, mais afin d'appliquer la triple confrontation des sources orales que recommande Joutard, il est nécessaire de disposer d'un corpus de sources écrites adéquat pour vérifier, contextualiser et approfondir les constats tirés de l'enquête. Le dépouillement de ces sources secondaires sera ainsi réalisé en fonction du contenu des entretiens afin de vérifier des informations, d'approfondir un événement ou une tradition, de comparer une œuvre d'assistance citée avec les autres présentes sur le territoire ou encore de préciser une indication ou l'étendue d'action d'un service, ce qui est généralement le cas chez les historiens employant l'enquête orale.

Les archives municipales de la Ville de Québec, les archives paroissiales, celles du Comité des citoyens du quartier Saint-Sauveur, fondé en 1969, celles d'institutions communautaires importantes, comme le Patro Laval ou la Providence Saint-Malo, les rapports de commissions d'enquête pertinentes et une série d'études multidisciplinaires offrent des informations de tous ordres sur les populations, les infrastructures, les services, l'économie et la vie associative du quartier et de la ville. À un niveau encore plus près des résidants, les journaux de quartier et les bulletins paroissiaux lèvent le voile sur la richesse de la vie locale. On y trouve un discours de l'élite religieuse ou laïque sur les petits et grands problèmes du secteur et sur les événements importants. Toutefois, ces discours reflètent parfois une vision en porte-à-faux avec le quotidien ordinaire des gens qu'il est pertinent de confronter avec ce qui est révélé au fil des témoignages.

Par ailleurs, notre problématique requiert l'utilisation d'un outil méthodologique au potentiel indéniable fort apprécié des ethnologues, mais peu employé par les historiens, la « carte mentale » ou « cognitive ». Illustration d'un lieu propre à une personne ou à un groupe, la carte mentale est un outil dont l'utilisation au passé est éprouvée. En demandant à l'informateur de représenter, à sa façon, l'espace occupé par le quartier, les rues, commerces, services et autres lieux fréquentés à chaque jour, les lieux de détente et de loisirs, les différents secteurs du quartier et les endroits significatifs pour lui situés au-delà de ses limites, le chercheur a accès aux pratiques et aux perceptions reliées au lieu vécu, donc à l'image individuelle raisonnée du quartier de chacun. Dans cette optique, les lieux négligés ou les points oubliés ont autant de signification que ceux qui font partie des trajectoires quotidiennes et que ceux qui sont signalés. Les cartes mentales contribuent de plus à mieux comprendre et analyser les discours.

Lors de l'entretien, l'informateur sera tout d'abord invité à réaliser une telle carte mentale. Elle servira par la suite d'élément de soutien au discours, l'informateur ayant la possibilité de situer tel lieu ou de reproduire telle trajectoire, éléments essentiels à l'analyse par la suite. Son intégration dans la présente démarche, légitimée notamment par l'importance des trajectoires dans la vie de quartier, vise à améliorer la qualité du matériel recueilli. Par la suite, le guide d'entretien comporte deux parties : une première consacrée à une présentation générale (famille, scolarité, enfance, adolescence, expériences de travail avant le mariage, fréquentations et mariage) permettant de resituer les propos dans les itinéraires respectifs et une seconde où l'informateur est invité à raconter ce qu'était la vie à Saint-Sauveur à l'époque considérée. Cette partie porte sur les cinq champs de pratiques du quartier énoncés. Les questions identitaires, au centre des préoccupations de l'enquête, transcendent tout le discours et sont étayées à différents moments de la vie de l'informateur. Les anecdotes, les souvenirs et les représentations racontés naturellement sont d'une aide précieuse pour atteindre les valeurs sous-jacentes et les émotions qui participent à l'élaboration des dynamiques identitaires personnelles et collectives. Il sera possible de demander à l'informateur des précisions concernant la manière dont il percevait un événement ou une situation, ce qu'il a ressenti à telle époque, son appréciation de ses parcours et de ses expériences, etc.

Ce projet historique interdisciplinaire aux plans conceptuel et méthodologique permet une analyse originale des modes d'expression de la culture populaire urbaine québécoise. L'élaboration d'une approche socio-spatiale des habitudes résidentielles, professionnelles, de consommation, de loisirs ou encore d'entraide des citadins est basée sur l'articulation particulière que nous posons entre quotidien et espace « vécu » et « perçu », ce qui ouvre la porte vers une analyse fine des réalités et des dynamiques identitaires. Une telle approche a rarement été appliquée à une étude historique, surtout au Québec. La ville de Québec, les modes de vie urbains, la notion d'identité, l'urbanisation récente et le raffermissement des pratiques interdisciplinaires ont en effet été identifiés comme étant des pistes et des orientations de recherche à exploiter en histoire urbaine québécoise selon deux récents bilans historiographiques. Par cette micro-analyse, nous espérons tirer des pistes de réflexion pertinentes sur les continuités, voire les résistances, dans les modes de vie urbains d'une part et d'autre part sur les pratiques d'adaptation des populations des milieux populaires face aux changements vécus à l'échelle de la ville au cœur du vingtième siècle.

vide
vide